Catharsis d’un taxi parisien

Le témoignage verbal est un exercice d’une telle banalité qu’on aurait tendance à en oublier les enjeux et les effets sur les individus.

Les journalistes témoignent.

les témoins judiciaires témoignent.

Les témoins d’un accident automobile disent qu’ils ont vu ceci ou de cela, sans compter les humanitaires et les organisations non gouvernementales qui témoignent de la souffrance des peuples qu’ils aident.

Et pourtant, il semblerait que témoigner est en soit un acte qui peut aider et se révéler même thérapeutique, au moins dans un premier temps.

En juillet 2004, un énorme pylône de la Place de la porte Maillot de Paris s’effondrait, laissant sous lui, entre autres, victimes et dégâts, un camion cabossé et son conducteur hagard. Quelques jours après, j’étais amené à prendre un taxi dont le conducteur avait été témoin de cette scène brutale et peu banale. Nous l’appellerons M.T. Pendant tout notre trajet, et donc sous un certain angle, pendant son travail, M.T…, une fois lancé dans son propos, ne put arrêter le flot de souvenirs, d’impressions, d’émotions, d’images et d’expressions tous les plus impressionnants les uns que les autres. Nul doute que mon écoute et la non interruption de son discours, aidèrent M.T… à se déverser d’une telle manière.

Nous devons, cependant, nous interroger sur la nécessité d’une telle logorrhée, de sa valeur symptomatique ou non, et de son effet thérapeutique éventuel et à quel terme.

Mais laissez-moi parler !

La Psychanalyse fondée par Sigmund Freud à la fin du 19ème siècle n’a fait que confirmer les effets positifs de la Catharsis déjà attestée chez les Anciens. Freud emploie lui-même ce terme dès ses premières études (notamment sur l’hystérie). Très tôt, il positive les bienfaits de la « cure par la parole » et une de ses patientes favorisera d’ailleurs cette découverte chez lui en lui intimant « Mais laissez-moi parler ! ».

Les effets positifs de l’expression verbale par la personne elle-même sont, depuis, tellement connus pour les professionnels autant que pour le « grand public » qu’ils paraissent d’une grande banalité. En parler ou écrire à ce sujet parait presque une gageure. Et pourtant cette “banalité” de l’effet de l’expression positive par le Sujet lui-même de ses difficultés est régulièrement mise en œuvre, y compris de manière inconsciente et de manière non-institutionnalisée ni médicalisée.

Raconter et se raconter

Une autre manière d’aborder la question est de se poser celle d’un traumatisme.

Notre M.T…aurait-il été traumatisé, et si oui, par quoi ? Par le sang du camionneur ? Par le camion défoncé ? Par les sirènes hurlantes et les gyrophares des services de secours ? Finalement par le « spectacle », la scène en elle-même ? Et bien pas du tout. Notre homme ne se dit pas du tout traumatisé par le sang versé.

Il ne se situe pas, non plus, dans le discours d’une personne hyper sensibilisée à la vue du sang ou de la couleur rouge, comme le sont certaines personnes phobiques. Nous n’avons pas affaire non plus à un grand « malade », puisqu’il a gardé suffisamment d’adaptation sociale pour conserver son travail ; Travail par ailleurs éminemment social et qui est donc, à ce titre, un bon indicateur de sa santé et de son adaptation au réel et à ses semblables. Non. Si M.T… raconte et se raconte, c’est manifestement parce qu’il ne peut pas faire autrement, et il est évident que ce n’est pas la première fois.

Je ne suis pas le premier à l’écouter depuis l’accident de la Porte Maillot, qui, rappelons -le, a eu lieu quelques jours avant. Bien d’autres clients ont eu droit, eux aussi, à l’histoire de la Porte Maillot.

Compulsion au récit

Cette compulsion au récit, nous la connaissons dans d’autres circonstances, et c’est celle des traumatismes, des catastrophes naturelles, des guerres, etc …

Elle a donné lieu à de nombreuses études, et, là encore, S.Freud ,mais aussi S.Ferenczy, M.Torok et N.Abraham nous sont fort utiles pour comprendre les mécanismes psychologiques mis en jeu.

Ce dont souffre M.T, c’est essentiellement d’avoir été témoin, et donc surtout de ne rien avoir pu faire, d’avoir été impuissant, d’avoir assisté dans la passivité la plus totale (à l’abri dans sa voiture, coincé comme tous, immobile) à une scène qui a suscité en lui une réaction et des images aussi violentes.

Une autarcie dévastatrice

Comment contenir « dans et avec sa tête » de telles excitations ? Et qui plus est, des excitations qui l’ont littéralement intrusé, et dont il n’a pas pu se protéger étant donné les circonstances ?
Il est clair qu’un travail mental véritable doit s’accomplir. Petit à petit, M.T. le fait au travers de ses récits. Il se protège ainsi des conséquences morbides inéluctables d’un tel ouragan psychique pour lui. Il évitera peut-être les cauchemars répétitifs interrompant les nuits, symptôme classique, entre autres, des traumatisés en tous genres qui se passent en boucle leur scénario traumatisant mais qui ne se guérissent pas, car fonctionnant seuls, dans une autarcie dévastatrice car souvent conservatrice du traumatisme subi et non pas résolutive. Se confier à l’autre apparaît depuis longtemps, et le plus tôt possible, comme la meilleure des solutions envisageables.

S’exprimer sur le moment; Poursuivre cet échange

On connaît maintenant les fameuses cellules de “debriefing” où il est proposé aux personnes victimes de traumatismes, de s’exprimer. Juste une limite à énoncer tout de même à ce point : S’exprimer sur le moment, c’est bien, surtout si on l’a souhaité, et c’est aussi « politiquement correct », mais avoir l’occasion de poursuivre cet échange, c’est encore mieux…même si le coûte est plus important pour les gouvernements. C’est pourtant plus soulageant, et c’est aussi gage d’un meilleur avenir des populations.

PAR ANTOINE MOLLERON. PSYCHOLOGUE CLINICIEN. FRANCE
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